Bilingue, interprète, c'est pareil, non ?
(Billet original posté le 25 juin 2013)
L'interprétation est une des compétences linguistiques les plus difficiles
Publié le 15 septembre 2011 par François Grosjean, Ph. D. dans Life as a Bilingual (traduction de l’anglais : Frédéric Jacquier-Calbet)
Avez-vous déjà tenté l’expérience de vous asseoir dans la cabine d'un interprète, de mettre le casque sur vos oreilles et d’essayer d'interpréter le discours que vous entendiez ? Je l'ai fait quand j'étais un étudiant, jeune et plutôt naïf, qui pensait qu'être bilingue voulait dire qu’on pouvait interpréter simultanément. À peine avais-je commencé que les problèmes sont arrivés. Alors que j’énonçais la première phrase, la deuxième arrivait déjà, mais je n'y avais pas prêté assez attention. Je me souvenais du début, mais pas de la fin. Très rapidement j’ai pris du retard et après quelques minutes je ne pouvais plus rien dire du tout ! Bien des années plus tard, je me rappelle toujours la scène comme si j’y étais, et suite à cela, mais aussi suite à mes propres recherches sur la perception et la production de discours, j'ai un extrême respect pour les interprètes et la formation qu'ils doivent suivre pour faire leur travail correctement. Il existe différents types d’interprètes (services sociaux, de conférence, en langage des signes) et l'interprétation elle-même est diverse en ce sens qu’elle peut être consécutive ou simultanée. Je prendrai deux cas extrêmes d'interprétation qui diffèrent sur beaucoup d'aspects, notamment l'âge : les enfants bilingues qui agissent comme interprètes d’une part, et les interprètes simultanés adultes d’autre part. Beaucoup d'enfants issus des minorités (immigrants, travailleurs émigrés, malentendants) agissent comme interprètes consécutifs autant qu’intermédiaires culturels entre leurs communautés et le monde extérieur. Bien qu'ils n'aient aucune formation dans l'interprétation à caractère social, les capacités naturelles de ces enfants ne cessent jamais de nous impressionner. Professeur à la Stanford University (Etats-Unis), Guadalupe Valdés a examiné les stratégies adoptées par les jeunes bilingues espagnol-anglais et a constaté qu'ils utilisaient un certain nombre de stratégies pour transmettre des informations essentielles, y compris le ton et la posture. Ils savaient également compenser leurs limitations linguistiques. Le professeur Valdés en a conclu que les traits et les capacités dont ils ont fait preuve étaient caractéristiques d’enfants exceptionnellement doués, cognitivement parlant. Les auteurs Brian Harris et Bianca Sherwood, quelques années auparavant, avaient décrit une jeune fille italienne (BS) qui, avant l’âge de quatre ans, interprétait déjà entre le dialecte abruzzais et l'italien. Elle a ensuite acquis l'espagnol quand sa famille a déménagé au Venezuela, et l'anglais quand ils sont partis au Canada. En un rien de temps, elle interprétait dans ces trois langues, dans les deux sens, pour ses parents : appels téléphoniques, conversations, messages, émissions TV et radio, etc. De plus, elle a rapidement développé des compétences diplomatiques, adoucissant les explosions de son père lorsqu’il négociait avec des non-Italiens. Son père lui a une fois dit de traiter son interlocuteur de crétin; elle a calmement dit : "Mon père n'acceptera pas votre offre" ! Certains de ces enfants-interprètes se retrouvent parfois, à l’âge adulte, dans le rôle d'interprètes professionnels après avoir suivi une formation intensive dans des écoles comme celles de Monterey ou Genève. (Bien sûr, beaucoup d'autres interprètes n'ont pas dû faire cette expérience enfant, bien que la majorité soit des enfants bilingues). Les interprètes professionnels, outre toutes les compétences des traducteurs, doivent posséder toutes les compétences linguistiques et cognitives nécessaires pour passer d'une langue à l'autre, simultanément ou successivement. Par exemple, l'interprétation simultanée implique d'écouter attentivement, traiter et comprendre les données entrantes dans la langue source, les retenir, formuler la traduction dans la langue cible et ensuite l'articuler, sans parler de la gestion multitâche, c'est-à-dire laisser la phrase suivante entrer au même moment que vous produisez la précédente. Le chercheur David Gerver a rapporté que chez les interprètes, l’expression dans une langue et l’écoute d’une autre langue se superposent jusqu’à 75 % du temps ! Les interprètes doivent activer les deux langues avec lesquelles ils travaillent. Ils doivent entendre la langue d’entrée (la source), mais aussi la langue de production (la cible), non seulement parce qu'ils doivent contrôler ce qu'ils disent, mais aussi dans le cas où l'orateur utilise la langue cible pour faire une alternance de code*. Cependant, ils doivent aussi verrouiller le mécanisme de production de la langue source pour qu'ils ne répètent pas simplement ce qu'ils entendent (comme ils le font parfois quand ils sont très fatigués !). Étant donné ces exigences de traitement, qui s’ajoutent à la nécessité de connaître des équivalents de traduction dans de nombreux domaines et sous-domaines (par exemple commercial, économique, médical), ainsi que des variantes stylistiques, il est pas étonnant que les interprètes, comme les traducteurs, soient considérés comme des bilingues très spéciaux. Pour paraphraser le dicton anglais :
Il ne suffit pas d’avoir deux mains pour être bon pianiste. Il ne suffit pas de connaître deux langues pour être bon traducteur ou bon interprète. *Ndt : changement de langue dans la même phrase
Références bibliographiques : Valdés, Guadalupe (2003). Expanding Definitions of Giftedness: The Case of Young Interpreters from Immigrant Communities. Mahwah, N.J.: Lawrence Erlbaum. Grosjean, François. Special bilinguals. Chapter 13 of Grosjean, François (2010). Bilingual: Life and Reality. Cambridge, MA: Harvard University Press. Billets "Life as a bilingual" par domaine : http://www.francoisgrosjean.ch/blog_en.html Site internet de François Grosjean : www.francoisgrosjean.ch